vendredi 8 janvier 2010

Dépression et état limite

Au fur et à mesure que la question de la responsabilité pénale des entreprises est engagée dans le cas des suicides au travail, les parties concernées vont être amenées à confronter les facteurs responsables du suicide. D’un coté on argumentera que c’est le sujet qui avait en lui et de par sa structure, le germe du suicide – comme dans le cas de certaines mélancolies. De l’autre, les parties vont argumenter que c’est une situation où un environnement défavorable est à l’origine de la « décompensation » qui donne lieu à un passage à l’acte suicidaire. L’enjeu est important car, au Japon par exemple, dans le cas des « Karôshi » (une maladie connue en Europe et au Etats-Unis mais redéfinie par les japonais, une mort subite par accident vasculaire cérébrale ou cardiaque) la législation oblige l’employeur à indemniser les familles des victimes. Bien qu’il soit impossible de trancher sur des cas hypothétiques, nous pouvons mener une réflexion autour de la dépression et état-limite.

La dépression est trans-osographique et pas liée à une psychopathologie précise, à l’image de la toxicomanie par exemple. Il existe un tableau sémiologique de la dépression, mais non pas un tableau nosographique. Des psychopathologies précises ne produisent pas systématiquement des dépressions. Pour aborder le cas précis de la dépression chez les états limites, rappelons que cela se caractérise par le polymorphisme des troubles ou bien une instabilité des troubles. L’Organisation limite est une conception entre les organisations psychotiques et névrotiques. Parmi les éléments qui existent chez les sujets limites, on peut citer le narcissisme, les carences narcissiques, ainsi que des dimensions névrotiques qui permettent d’aborder le patient état limite sur un versant obsessionnel, ou hystérique.

Dans le traitement des catégories vaste et labiles des états limites, le paradigme névrotique ne disparait donc pas totalement. Cela a une implication importante pour la psychothérapie ou l’analyse de ces patients: le fait que toute une dimension narcissique est aussi présente chez les états limites.

Dans les fonctionnements limites, les patients peuvent être touchés par des angoisses que l’on rencontre plus généralement chez les psychotiques : angoisse d’annihilation, angoisse de désintégration, angoisse d’effondrement… Otto Kernberg a précisé la différence entre une personnalité limite et une personnalité narcissique, en distinguant les modalités pulsionnelles et les modalités narcissiques. Mais cela n’a pas d’impact réel du point de vue du traitement. La personnalité narcissique est mieux adaptée en apparence socialement et moins fragile que la personnalité limite, chez qui une faille narcissique est présente. Dans la prise en charge des fonctionnements limites il ne faut pas oublier la dynamique propre au sexuel, c'est-à-dire qui relève d’un paradigme névrotique. Même s’il existe des angoisses proches des angoisses de types psychotiques – et non pas seulement d’angoisses de castration.

Jacobson et Bergeret ont fait de la dépression un syndrome, qui qualifie les états limites. Pour ces deux auteurs la dépression serait intrinsèquement présente dans les états limites. Cependant cela est une manière de penser les choses plutôt que de lier la dépression à l’état limite. Il n’est pas indéniable que la dépression puisse exister chez l’état limite, mais en même temps la dépression est plus vaste, et on ne pourrait pas la limiter au lien états limite égale dépression.

Dans les dépressions état limite, les actes, le narcissisme, la pulsion sexuelle, l’Œdipe, les angoisses, la relation à l’objet, (la question de la perte) sont aussi présentes, l’excès d’un lien d’amour ou d’un lien de haine. La pulsion de destruction, la relation à l’environnement sont aussi au cœur des questions de la dépression. Dans les dépressions état limite, il y a bien sûr la question du Moi et des identifications. Du coté de la relation d’objet, en plus de la relation à l’environnement, il y a généralement la question des relations précoces. La dépression peut ainsi exister chez le bébé aussi bien que chez l’adulte qui a été un bébé déprimé. En général la mère a été dans une indisponibilité psychique, car déprimée, et n’a pas pu ainsi être dans une préoccupation maternelle, une empathie suffisante.

Pour reprendre l’élaboration de Winnicott, elle n’a pas été là pour servir de miroir à son enfant et être ainsi support d’identifications ultérieures. La mère déprimée, ou la mère qui souffre de discontinuité psychique, peut simplement oublier son bébé. Psychiquement, ces mères ne sont plus là, pour soigner le bébé, elles l’oublient simplement. Pour d’autres bébés il peut y avoir une mère morte au sens d’André Green. Mais aussi il peut y avoir une mère disparue, une mère décédée précocement… Dans ces situations l’absence, la privation, la carence est réelle. Dans d’autres cas la mère peut être en apparence là et psychiquement absente ; ce qui aboutit pratiquement aux mêmes effets pour l’enfant. Dans la plupart du temps cela passe inaperçu. Bien qu’on est confronté à des mères mortes, temporairement mortes.

Karl Abraham, est un de ceux qui a interrogé la dépression mélancolique. Il s’agit pour lui de la folie maniaco-dépressive. Il écrit dans les œuvres complètes tome 1 : « Préliminaires à l’investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins ». La théorisation d’Abraham concerne un repérage de la dépression qui fait partie de ce qu’aujourd’hui on appellerait la PMD. Bien que lui même ne la traite pas ainsi. Il dit qu’il existe autant de dépressions que de formes de névroses et de psychoses, et la dépression est aussi répandue que l’angoisse. De cette façon, la dépression est re-située non pas comme une sémiologie psychiatrique, mais comme un équivalent d’angoisse c'est-à-dire un évènement de la vie psychique. A partir de là, il s’intéresse à la pathologie, dans ce qu’il rencontre dans sa clinique de tous les jours. Ainsi il distingue la dépression névrotique, qui relie aux névroses d’angoisses d’ailleurs – où le refoulement est présent. C’est une dépression qui relève du modèle des névroses d’angoisses, c’est à dire des névroses actuelles pour Freud. Dans ce cas il y a deux refoulements. Les motifs de la dépression ne sont pas connus d’une manière consciente. Abraham remarque que l’angoisse et la dépression seraient dans une relation analogue à la peur et au deuil : « il y a entre l’angoisse et la dépression une relation analogue à ce qui existe entre la peur et le deuil ». Ainsi il met en relation la peur et le deuil d’un coté, l’angoisse et la dépression de l’autre (voir le texte de Freud « Deuil et mélancolie »). Pour lui il y a une équivalence : là où il y a de la peur chez le sujet normal, il y a de l’angoisse chez le sujet dépressif, et là où chez le sujet normal il y a du deuil, il y a de la dépression chez le sujet pathologique.

Abraham fait le lien mais sans perdre de vue que peur et angoisse sont là pris comme une continuité et non pas vraiment distingués. La peur ou angoisse ce sont pour lui plutôt des degrés. En ce qui concerne la dépression névrotique, il le relie avec une insatisfaction et un conflit pulsionnel. Ce conflit pulsionnel, l’insatisfaction que rencontre une pulsion, dans la vie du névrosé, insatisfaction consécutives aux effets du refoulement, va rendre le névrosé déprimé, incapable d’aimer et d’être aimer. C'est-à-dire qu’angoisse et dépression vont aboutir à un trouble de la relation d’objet, en terme d’une incapacité d’aimer et d’être aimé.

Ceci s’entend dans la plainte de certains patients déprimés. Le déprimé névrotique ne se rend pas compte qu’il s’interdit de vivre. Vient ensuite une seconde forme de dépression, la dépression des psychoses, ce qu’Abraham rencontre à travers des cas cliniques. Certains sont des PMD, une appellation de nos jours mais qu’à l’époque on n’appelait pas ainsi. D’autres sont seulement des épisodes de dépressions répétitifs. Il y a un épisode dépressif, puis ça va, puis un autre épisode de dépression. Pour lui typiquement un cas de mélancolie. Il regroupe tous ceux là ensemble, ce qui est inédit et qui ne va pas dans le même sens que les thèses de Kraepelin, même s’il ne manque pas de mentionner Kraepelin. Il remarque un cas de dépression qui l’intéresse aussi, des catégories des dépressions graves, c’est la dépression de la cinquantaine. Il l’ajoute, justement au tableau nosographique de Kraepelin. Et là, après nous avoir fait un tableau de la dépression de la cinquantaine, ce qui n’est surement pas psychotique ! Mais cet âge vient de façon pas inintéressante, à un moment où il y a bien de transformations chez la femme : des transformations physiques, à l’image d’une nouvelle adolescence. Une période particulièrement propice aux dépressions. Après avoir fait un portrait de patients, Abraham nous dit qu’ils sont globalement dans le registre de la psychose et fait l’analogie avec la névrose obsessionnelle.

Autant les dépressions névrotiques étaient pour lui reliées à l’angoisse, autant, les dépressions psychotiques sont liées à la névrose obsessionnelle. Donc il ne cède pas sur le paradigme névrotique de la prise en charge des patients. La capacité d’amour réduite, et la question de la haine, qui paraissent liée à la névrose obsessionnelle. Il n’assimile pas la névrose obsessionnelle, et la dépression psychoses maniaco-dépressive et la mélancolie. Mais ce qui lui permet de travailler avec les patients en dépressions graves, c’est le paradigme obsessionnel.

Fédida était aussi un des premiers analystes à traiter les dépressions graves en utilisant le paradigme du traitement de la névrose de contrainte ou obsessionnelle. Sa thèse c’est qu’il y du refoulement même dans les dépressions très grave mais ce refoulement concerne cette fois, la dimension sadique anale. Cette dimension sadique anale de la libido qui est refoulée. En même temps l’hostilité et la haine, à la fois dans la névrose obsessionnelle et chez le patient déprimé sont aussi refoulées. Il retrouve dans l’enfance d’un patient des actes impulsifs, des violences, également une tendance à s’isoler, ce qu’il lie à des difficultés relationnelles précoces. On remarque également une relation douloureuse avec un père méprisant, avec un maitre cruel, qui vont précéder la mise en place d’un épisode dépressif puis de deux …

Une piste ouverte par Winnicott, c’est quelqu’un qui existe en tant que disparu. Quelqu’un chez qui la disparition est une façon d’être. Cela est très fréquent au niveau de l’identité, mais aussi à celui du narcissisme originaire ; une difficulté d’être que l’on rencontre souvent chez les dépressifs. Non pas comme un symptôme mais presque comme un trait de caractère.

Il ne faut pas confondre la disparition avec le suicide mélancolique. Il y a des aspects destructeurs qui se traduisent par des ruminations suicidaires voire parfois des actes suicidaires. Ce qui est typiquement mélancolique, mais la disparition est une façon d’être où l’hallucination négative n’est pas de l’autre mais de soit. Il y a une hallucination négative de soi, être dans la disparition, être disparu, « être sans être » dirait Cocteau. C’est plus fort que de s’annuler ; une façon d’être en négatif. Dans la vie cela peut se traduire – parce que cela ne fait pas mourir – de deux façons : il y a des patients qui vont se rêver comme dans les contes où il y a quelque chose, comme le petit cordonnier qui peut se rendre transparent.

Cela reprend la thématique de l’hallucination négative chez Freud. La définition qu’il donne de l’hallucination négative, c’est d’être transparent comme l’air, sauf que Freud en parle par rapport à l’hallucination positive, là où le bébé hallucine l’objet qu’il désire, là où le rêve hallucine des images de désir. Dans l’hallucination négative il n’y aura rien, c’est une hallucination d’absence, ce que l’on retrouve là où le bébé pourrait halluciner l’objet de son désir, le biberon, le sein, les bras, et bien l’hallucination négative va remplacer cela par rien, là où c’est positif, un bébé qui a, que l’on fait attendre, on le fait attendre parce qu’il a faim, il est capable durant un temps de réclamer, mais aussi de se satisfaire de façon hallucinatoire. Il peut imaginer comme un rêve en vrai, ce qui l’attend, ça lui permet d’attendre un peu, si on le fait attendre trop longtemps. Piera Aulagnier décrit cela très bien : il ne peut plus halluciner de façon positive, ça ne marche pas. Il se passerait quelque chose, comme croiser quelqu’un dans la rue que vous ne connaissez pas, c’est une façon d’absentéiser l’objet qui ne peut pas être satisfaisant. Donc effectivement on peut penser que ce bébé peut se schizer au point de n’avoir plus rien, mais avant d’avoir plus rien, il va commencer par se nourrir de rien, il va commencer par halluciner du rien, c'est-à-dire au lieu d’halluciner ce qui l’attend, le biberon il va halluciner rien, il y a encore de l’hallucination, ça se trouve chez les anorexiques par exemple, les anorexiques elles se nourrissent d’absence, elles se nourrissent de rien, mais il y a de l’hallucination. On n’en est pas au point du risque de mort, qui existe chez le bébé. Effectivement on connait des bébés qui sont en grande désaide, où on peut supposer des états comme ça chez des patients adultes qui en arrivent à ne plus halluciner. Entre les deux il y a cette capacité d’absentéiser l’objet insatisfaisant, il y a hallucination d’absence.

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